L’employeur peut-il imposer à un salarié de tailler sa barbe provocante ?
Les arrêts relatifs à la liberté, pour un salarié, de manifester ses convictions religieuses concernent, le plus souvent, le port de vêtements, par exemple, le voile islamique. Mais, la Cour de cassation se penche cette fois, sur un contentieux autour de la question du port de la barbe, perçue en l’espèce par l’employeur comme l’expression de convictions religieuses et politiques.
Un cadre, consultant en sûreté dans une entreprise de prestations de services dans le domaine de la sécurité et de la défense auprès de gouvernements, d’organisations internationales ou d’entreprises privées a été licencié pour faute grave. Il lui était reproché le port d’une barbe « taillée d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politiques », ce qui aurait mis en péril la sécurité d’une mission au Yémen ou dans d’autres zones à risques. L’employeur estimait que son injonction de « revenir à un port de barbe exclusif de toute connotation susceptible de remettre en cause la sécurité de la mission » n’allait pas à l’encontre du respect de la liberté religieuse et que « le refus du salarié de revenir à une barbe d’apparence plus neutre » pouvait justifier son licenciement. Pour le salarié, au contraire, le licenciement était en fait fondé sur un motif discriminatoire et devait donc être déclaré nul.
S’appuyant sur les enseignements de plusieurs décisions jurisprudentielles de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour de cassation, les juges du fond ont donné raison au salarié jugeant le licenciement discriminatoire (CA Versailles 27-9-2018 n° 17/02375). L’employeur saisit alors la Cour de cassation qui, à cette occasion, précise sa jurisprudence en ce domaine dans un arrêt largement diffusé.
Le rappel du cadre général
S’appuyant sur le droit européen et sur une précédente décision rendue à propos du voile islamique (Cass. soc. 22-11-2017 n° 13-19.855 FP-PBRI : voir notre commentaire paru au FRS 23/17 inf. 1), la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, en premier lieu, le principe général en matière de respect de la liberté religieuse par l’employeur et les restrictions qu’il peut y apporter et l’étend ainsi au cas du port de la barbe.
Il résulte en effet des articles L 1121-1, L 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L 1133-1 du Code du travail, mettant en oeuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent :
- – être justifiées par la nature de la tâche à accomplir ;
- – répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante ;
- – et être proportionnées au but recherché.
Aux termes de l’article L 1321-3, 2° du Code du travail, une telle restriction peut être prévue par une clause du règlement intérieur à condition de respecter ces principes.
Autrement dit, pour vérifier si une restriction à la liberté religieuse semble justifiée, la Cour de cassation va d’abord examiner s’il existe une clause dans le règlement intérieur de l’entreprise et si elle semble justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée. À défaut de clause ou de note de service, elle vérifiera si la restriction répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, si elle est justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.
La procédure à suivre
Le règlement intérieur prévoit-il une clause de neutralité ?
Reprenant les règles énoncées en 2017 (Cass. soc. 22-11-2017 précitée), la Cour de cassation rappelle qu’un employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L 1321-5 du Code du travail, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
En l’espèce, l’employeur ne produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués. Dès lors, l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre caractérisaient bien, selon la Cour de cassation, l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié. Ce faisant, elle confirme donc l’analyse des juges du fond.
En l’absence de clause, quel est le cadre des restrictions possibles ?
Dans un second temps, la Cour de cassation examine si, en l’absence d’une clause dans le règlement intérieur, l’employeur avait néanmoins la possibilité d’imposer des restrictions à une liberté religieuse. Elle s’appuie, pour ce faire, sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 14-3-2017 aff. 188/15 : RJS 5/17 n° 384) saisie dans le cadre d’une question préjudicielle ayant conduit à l’arrêt du 22 novembre 2017 précité. Ainsi, une restriction à la liberté religieuse comme l’interdiction du port de signe religieux ne peut être justifiée que par une « exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000.
Cette notion, selon la Cour de cassation, « renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client ».
La Cour de cassation confirme donc la position de la cour d’appel selon laquelle les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 § 1 de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000.
La cour d’appel avait toutefois considéré que les exigences de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise pouvaient justifier des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et dès lors, permettre à l’employeur d’imposer une apparence neutre pour prévenir un danger objectif.
Là encore, la Haute Juridiction valide le raisonnement des juges du fond : l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier en application de ces mêmes dispositions des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.
Dès lors, il est possible pour l’employeur d’imposer une restriction à la liberté religieuse au nom d’un impératif de sécurité, notamment en lien avec le port de la barbe, à la condition qu’il démontre en quoi cette restriction est nécessaire pour prévenir un danger objectif. Il lui appartient d’être précis et détaillé. Sur ce point, l’employeur avançait plusieurs arguments : l’injonction de porter une barbe d’apparence neutre était, selon lui, justifiée dans la mesure où le salarié était amené à exécuter des missions dans des zones à risques et que cela permettait d’assurer sa propre sécurité et celle des personnes auprès desquelles il était affecté, cette apparence « tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels » il était affecté.
Mais, en l’espèce, par une appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d’appel a considéré que l’employeur, tout en reprochant au salarié de porter sa barbe comme une provocation politique et religieuse, ne précisait ni la justification objective de cette appréciation, ni quelle façon de tailler la barbe aurait été admissible au regard des impératifs de sécurité avancés. En conséquence, il n’a pas démontré les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié au Yémen de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés du salarié. Aussi, la Cour de cassation approuve-t-elle l’appréciation des juges du fond qui ont décidé la nullité du licenciement pour motif en partie discriminatoire.
A noter : Au titre d’impératifs liés à la sécurité, une cour d’appel a jusitifé le licenciement d’un salarié travaillant dans une société de démantèlement et de logistique nucléaire qui refusait de raser sa barbe alors que le port de cette dernière empêchait l’étanchéité du masque de sécurité (CA Nimes 21-6-2016 n° 14/04558).
Pour en savoir plus sur le respect des droits et libertés du salarié : voir Mémento Social nos 17025 s
Pour ens avoir plus sur ce sujet : voir notre motion design L’apparence physique au travail
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Cass. soc. 8-7-2020 n° 18-23.743 FS-PBRI
Source : https://www.efl.fr/actualites/social/contrat-de-travail/details.html?ref=f0d0e45cb-70c0-40a4-bbf5-b63ada23accf